Un roman d'Anne Boscher

volute -01
Les Cheveux Rouges

Son ventre gonflait, elle ne sentait rien.

« Vous êtes enceinte » étaient bien les mots du médecin qu’elle venait de voir.

Que lui avait-il dit d’autre ? Elle n’en avait plus le moindre souvenir. Cela n’était pas sa question. Pourtant il y avait eu le passage sur une table d’examen, la recherche sur un écran de ce qui se passait à l’intérieur et la remise de clichés noir et blanc. Le papier avait rapidement rejoint le fond de sa poche arrière. Il s’y trouvait encore alors qu’elle s’était assise dans le bureau.

Elle ne voulait plus quitter son blouson qui l’enserrait.

Elle voyait parler le médecin, elle ne l’entendait pas. Les mots étaient des sons, des mots déliés du contexte et dénoués les uns des autres. Quelques-uns pouvaient l’atteindre : « suivi », « décision », « entourage ». Ils restaient pure production de cette bouche qu’elle voyait s’articuler avec effort et insistance.


Le visage de la jeune fille était mangé aux trois quarts par une épaisse mèche, le médecin n’avait accès qu’à la moitié d’un œil. Il cherchait avec difficulté à croiser un regard. Il lâchait peu, lorsqu’il décrochait, c’était pour un court moment d’abattement. Rapidement, il repartait à la charge, multipliait les tentatives et les stratégies pour obtenir un mouvement.

Il rencontrait plus qu’un silence. À ça, il était bien rodé. Il en avait affronté de multiples : le silence de l’étonnement, du désespoir, du choc de l’inattendu, de l’embarras… Les silences étaient quelque chose avec quoi il avait appris à faire. Il savait être empathique, rassurant, patient. Il pouvait se taire le temps nécessaire et s’estimait plutôt bon.

Là, le médecin ne décodait pas. Cette jeune fille ne lui semblait ni stupide ni inhibée. Pourtant, rien chez elle ne témoignait d’un accusé de réception. Il supportait mal cette absence. Il se sentit transparent, inexistant. Il insista à en devenir logorrhéique.

Décidément, rien ne percutait. Un sentiment d’impuissance l’envahit. Il détestait cela. L’envie de secouer cette fille le traversa. Contre son gré, il devrait passer la main.


La jeune fille n’était pas concernée. Le flot de paroles qui emplissait l’espace commençait à l’agacer. Ses mains serrées dans chacune de ses poches maintenaient son blouson au plus près du corps. Du côté gauche, ses doigts reconnaissaient la matière dure et veloutée de son portable. À la première vibration, elle sortit son téléphone.

« On se parle après ton rendez-vous ? » lui écrivait Marion.

À cet instant, elle n’avait rien à répondre.


Le médecin se leva, contourna le bureau, se retrouva à ses côtés puis l’engagea à le suivre. Elle quitta sa chaise, docile, sans réfléchir. D’ordinaire, elle s’en voulait toujours d’obtempérer. Ces relents de bonne éducation l’énervaient. Il restait des moments où elle redevenait celle qu’elle n’était plus depuis longtemps. Rien n’y faisait. Ces automatismes la surprenaient et elle les regrettait.


 « Voyez si vous pouvez accrocher avec elle » furent les mots du médecin en entrant dans le bureau adjacent.

La jeune femme présente se sentit flattée d’être mandatée. Depuis peu dans le service des maternités précoces, cela lui arrivait rarement. Le médecin accompagnait une grande adolescente voyante et négligée. Il était reparti rapidement.

« Pressé de quoi ? » se demanda-t-elle.

Inexpérimentée, la jeune femme excédait de prudence. Elle se soutenait de quelques règles qui la rassuraient : surtout ne rien induire… Qu’il ne se passe rien valait mieux que de risquer de faire des dégâts ! Elle n’était jamais frontale, préférait laisser venir, laisser le temps au temps.

L’entretien commença par un silence alors que mille questions se bousculaient dans sa tête comme à chaque première rencontre.


La jeune fille se trouvait assise dans cet autre bureau. La chaise était la même. L’ensemble du mobilier, la disposition, la pauvreté du décor et les odeurs étaient identiques. Tous ces bureaux portaient l’empreinte des services de soins où la préoccupation d’asepsie dominait.

Son regard se posa sur le seul objet singulier de cet environnement, une boule en verre qui enfermait une orchidée blanche. La boule captait la lumière, déformait la fleur selon l’angle du regard, laissant apparaître des reflets blancs et bleutés qui glissaient sur la surface lisse du verre. Elle eut envie de jouer avec la boule et la lumière, de la toucher.

Une jeune femme avait pris la place du médecin. La main qu’elle lui avait tendue l’avait étonnée comme à chaque fois que ce geste se présentait. Sa jeunesse n’en faisait pas encore une banalité.

Elle regarda cette femme sans la voir. Par-delà le bureau, pas de blouse blanche. Le pull était orangé, de bonne qualité et particulièrement moulant. Son choix n’était pas le fruit du hasard. Le maquillage non plus. Discret et soigné, il cherchait à embellir et non à se montrer.


Au départ du médecin, le flot de paroles s’était interrompu. De temps à autre, la jeune femme parlait. Le ton, plus doux et plus calme, n’engageait pas plus la jeune fille à parler, mais il lui permettait de retrouver un état d’annihilation tranquille et confortable.

L’attrait pour la boule en verre reprit. De légers filaments orangés se surajoutèrent. Leurs danses, croisant les arabesques blanches et bleutées, rendirent l’ensemble chaud, presque vivant.

C’est alors que surgit la première image.

Extrait du roman :

L’hôpital